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Raleigh, Caroline du Nord, 2009
Lundi 26 septembre, 10 heures
Il en avait vu des scènes de crime, au cours de sa carrière, suffisamment pour savoir que l'imagination des criminels n'avait pas de bornes. Et logiquement cela aurait dû lui faciliter les choses, lui permettre de réfléchir posément.
Mais non.
L'agent spécial Steven Thatcher desserra son nœud de cravate, mais n'en respira pas plus aisément et, en tout état de cause, cela ne changeait rien au spectacle qu'il avait découvert dans cette clairière, à la suite de l'appel anonyme que la police judiciaire de l'Etat de Caroline du Nord (le SBI) avait reçu.
Et cela ne ressusciterait certainement pas la pauvre femme qui gisait sans vie devant lui.
Steven remit donc en place sa cravate et avança d'un pas prudent vers le cadavre, ce qui lui valut un regard furieux du débutant que la police scientifique locale avait dépêché sur les lieux — car sa supérieure, une technicienne chevronnée, avait choisi cette semaine pour partir en croisière dans les Caraïbes, ne pouvant évidemment prévoir qu'un meurtre aussi atroce allait être commis pendant ses vacances.
A présent qu'il avait sous les yeux ce corps affreusement mutilé — il avait servi de pâture aux animaux peuplant ces bois reculés —, Steven regrettait de n'être pas parti, lui aussi, voguer sur les flots, loin de la civilisation et de son cortège d'atrocités.
— Faites attention où vous posez les pieds ! lui lança d'une voix irritée le débutant accroupi dans l'herbe près du cadavre.
Kent Thompson avait déjà acquis la réputation d'être un bon professionnel, mais Steven réservait son jugement à l'égard de ce jeune collègue. En tout cas, le simple fait que ce dernier n'ait pas vomi tripes et boyaux face à un tel spectacle parlait en sa faveur.
— Merci pour vos leçons d'investigation sur une scène de crime, répliqua-t-il sèchement.
Les joues de Kent virèrent au pourpre.
Il se redressa et détourna les yeux.
— Excusez-moi... Mais je suis un peu à cran. J'ai passé toute la scène au peigne fin trois fois de suite... et rien ! Celui qui a apporté le corps ici n'a pas laissé la moindre trace.
— Espérons alors que le médecin légiste trouvera un indice en examinant le corps.
Kent laissa échapper un soupir.
— Enfin, ce qu'il en reste...
Il se tourna vers la victime sans manifester d'émotion particulière, ainsi qu'il sied à ceux qui exercent sa profession. Mais Steven remarqua une lueur de compassion maîtrisée dans les yeux du jeune homme, qui le rassura. Kent allait faire son boulot dans les règles, mais sans oublier cependant la victime. Un nouveau bon point pour ce bleu, frais émoulu de l'université.
— Excuse-moi, Steven..., fit une voix bouleversée dans son dos.
Steven se retourna et vit l'agent Harry Grimes glisser un mouchoir dans sa poche. Sa respiration était irrégulière et son visage encore tout pâle, quoique moins blafard depuis qu'il avait vomi dans un buisson le sandwich au bacon et aux œufs qu'il avait avalé en guise de petit déjeuner, tandis qu'ils se rendaient tous deux sur la scène de crime.
Harry faisait ses débuts au SBI et Steven était chargé de le former. Il promettait beaucoup, malgré un estomac trop sensible. Steven ne pouvait lui reprocher cette réaction. Lui aussi aurait sans doute rendu son petit déjeuner — s'il avait eu le temps d'en prendre un.
— C'est pas grave, Harry, ce sont des choses qui arrivent, dit-il pour rassurer son jeune coéquipier.
— On a trouvé quelque chose ?
— Pas encore.
Steven s'accroupit près du corps, un stylo à la main, et énonça tout haut ce qu'il notait sur son calepin.
— Nue, pas de carte d'identité, pas de vêtements aux alentours. Ce qu'il reste de la victime permet tout juste d’établir qu'il s'agit d'une femme.
— Une adolescente, précisa Kent.
Steven redressa la tête.
— Ah bon ?
— Je suis sûr que c'est une jeune femme de moins de vingt ans, dit Kent en désignant le torse de la victime. Elle a un piercing au nombril...
Harry déglutit bruyamment.
— Comment le savez-vous ?
Kent ne put réprimer un sourire.
— Vous pourriez le constater vous-même, si vous la regardiez de plus près.
— Je ne crois pas que j'en sois capable, fit Harry d'une voix étranglée.
Toujours accroupi, Steven se balança sur la plante des pieds.
— D'accord, dit-il. Une adolescente, donc... Ça fait au moins une semaine qu'elle est là. Il faudra consulter la liste des personnes portées disparues.
Il fit rouler délicatement le corps sur le côté et sentit son cœur se figer un instant dans sa poitrine tandis qu'Harry étouffait un juron.
— Qu'y a-t-il ? demanda Kent.
Son regard alla de Steven à Harry puis revint à Steven.
— Qu'y a-t-il ? répéta-t-il.
L'air lugubre, Steven désigna de la pointe de son stylo la fesse gauche de la fille.
— Un tatouage, dit-il.
Kent se pencha pour examiner le dessin.
— C'est un signe de la paix.
Steven leva un œil sombre vers Harry, qui lui renvoya un regard non moins sinistre.
— Lorraine Rush, dit-il.
Harry confirma d'un hochement de tête.
— Qui est Lorraine Rush ? demanda Kent.
— Lorraine a été portée disparue il y a une quinzaine de jours. Ses parents sont montés dans sa chambre la réveiller un matin et ont trouvé son lit défait mais vide, expliqua Harry.
— Aucune trace d'effraction, ajouta Steven en regardant le corps avec une inquiétude accrue. Nous avons dû en déduire qu'elle avait fait une fugue. Mais ses parents semblaient persuadés que ce n'était pas son genre et qu'elle avait été enlevée.
— Les parents pensent toujours que leurs enfants ne sont pas du genre à fuguer, dit Harry. D'ailleurs, il est fort possible qu'elle ait fugué et qu'elle ait fait ensuite une mauvaise rencontre...
Steven revoyait dans sa tête la photo de Lorraine qui trônait sur le dessus de cheminée du domicile familial : une jolie fille souriant à l'objectif.
— Elle avait seize ans, dit-il sombrement. Un an de moins que mon fils aîné.
Il songea un instant à Brad, qui avait tant changé depuis un mois. Mais ce n'était pas le moment. Il se pencherait sur ses problèmes personnels et sur ceux de son fils quand il aurait chassé Lorraine Rush de son esprit.
— C'est vraiment triste, déclara Kent.
Steven se releva et regarda ce qui restait d'une belle jeune fille pleine de vie. Ainsi que son métier l'exigeait, il s'efforça de juguler la haine qui montait en lui à l’encontre du monstre qui pouvait ôter la vie d'autrui avec une telle brutalité.
— Il va falloir annoncer la nouvelle à ses parents, dit-il.
Il redoutait plus que tout cette corvée.
Annoncer à quelqu'un la mort d'un être aimé aurait dû lui être plus facile, après tant d'années passées dans la police.
Et pourtant c'était loin d'être le cas. Il y a des choses auxquelles on ne s'habitue jamais.